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# Dysprosium
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## Navette au départ d'Orléans-Nord, 3H de route
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Assis à même le sol, dos au mur bleu sur lequel était vissé un panonceau où l'on pouvait lire "KHAN-REUTER", Johan attendait tranquillement le train pour la ville de Lille-Sud. Les lumières LED avaient depuis longtemps remplacé les tubes néon, et à cette heure de la nuit, elles diffusaient un éclairage tamisé oscillant entre le bleu sarcelle et le fuchsia, comme si la compagnie des transports avait voulu ressembler aux œuvres de sciences-fictions qui les avaient précédés.
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Johan aimait bien ce moment de la journée, où la ville dormait encore, à l'exception des quelques rares industriels, jeunes et riches, qui revenaient de leurs soirées à célébrer tel objectif, tel chiffre d'affaire… Le son tranquille des navettes qui glissaient sur leur rail supraconducteur, la liste de lecture lo-fi que la compagnie avait sélectionnée, et le ciel nocturne qui se striait des traînées laissées par les vaisseaux qui effectuaient leurs sauts.
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Son amie Claire lui avait écrit un peu plus tôt dans la semaine pour l'informer d'une opportunité de mission à l'exploitation où elle-même était opératrice. C'était un job très simple de gardien de mine, dont la principale occupation était de s'assurer que chacun détenait une autorisation pour accéder aux galeries, et d'informer les supérieurs en cas d'incident.
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Depuis la surexploitation des terres rares, et le besoin toujours croissant de produire du matériel électronique, le travail dans les mines avait fait un retour fracassant dans les pays où il avait été pourtant abandonné des siècles plus tôt. La France ne faisait pas exception, surtout depuis que le pays avait perdu sa notoriété auprès des organisations internationales après des années à subir des politiques liberticides et socialement destructrices. Après des tentatives infructueuses à vouloir rivaliser avec les autres puissances mondiales sur le plan technologique, il avait bien fallu se rendre à l'évidence : la France était définitivement en retard, et dans une ultime volonté de garder sa place à la table des grands, l'état avait décidé de rouvrir les mines et d'autoriser le travail de fond, et tenter de devenir un fournisseur important de matériaux rares et précieux pour les besoins des techno-nations.
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La classe ouvrière était à nouveau la plus répandue sur le sol français ; artistes, intellectuels et ingénieurs étaient devenus rares ou s'étaient depuis longtemps expatriés. Lui-même enfant d'ouvriers, Johan ne s'était jamais vraiment fixé d'objectif et se contentait de suivre le mouvement. Mais il le suivait avec détermination, ne ratant jamais de lire les tableaux d'annonces et les opportunités qu'on lui proposait.
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Il n'avait jamais été gardien de mine encore, mais la description semblait promettre un poste plutôt tranquille. Il avait déjà l'expérience de la mine depuis plusieurs années, et malgré son jeune âge, son corps en portait déjà les stigmates, aussi dès que son amie lui avait proposé cette mission, il avait sauté sur l'occasion afin d'offrir un peu de repos à ses articulations.
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Un son de carillon électronique fit sortir Johan de sa rêverie : sa navette était arrivée, quelques cadres un peu éméchés en descendirent en titubant, tandis qu'un autre avait déjà commencé sa nuit, recroquevillé sur une banquette souillée d'une flaque gluante et âcre. Johan s'installa à l'opposé du wagon, autant pour ne pas déranger le fêtard endormi que pour éviter les effluves désagréables du repas rendu.
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Le trajet durerait trois heures, la ligne qui partait d'Orléans-Nord desservait plusieurs stations intermédiaires à cette à heure de la nuit, aussi Johan sortit son livre et reprit sa lecture, les tablettes, smartphones et autres liseuses électroniques n'étant plus disponibles que pour une frange aisée de la population depuis la raréfaction du silicium terrestre. Si l'on n'appartenait pas à la classe dirigeante, il n'était plus possible d'avoir accès aux équipements électroniques sans passer par les Bureaux du Numérique, une institution qui s'était mise en place afin de permettre la réalisation des démarches administratives ainsi que la lecture de son courrier électronique.
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Johan fit une pause dans sa lecture pour regarder par la fenêtre. Les champs s'étaient fait de plus en plus discrets dans le paysage, laissant la place aux extensions des métropoles –les plus grandes villes s'étaient toutes étendues, absorbant leurs banlieues, et avaient presque toutes adoptés la même nomenclature ; on retrouvait ainsi Paris et ses quartiers : Paris-Nord, Paris-Sud, Paris-Est, Paris-Ouest, Lille et Lille-Nord, Lille-Sud, Lille-Est, Lille-Ouest, de même pour Orléans, Rennes, Lyon, etc.– Certains départements avaient tout simplement disparu au profit de leur préfecture, désireuse de devenir la prochaine mégapole technologique et économique, chacune se spécialisant dans un domaine particulier, de l'aérospatial à la recherche quantique, en passant par l'armement nouvelle génération… Toutes investirent des sommes incroyables pour promouvoir leur activité, persuadées d'attirer les plus grands talents, et toutes oublièrent de mettre en place les conditions nécessaires pour les conserver.
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Ainsi la plupart flétrit rapidement, les locaux flambant neufs furent vite désaffectés, et les extensions des agglomérations se transformèrent rapidement en villes dortoirs.
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Il n'y avait plus un seul hectare de champ sans que l'on puisse apercevoir la silhouette d'un bâtiment démesuré à l'horizon. Mais les champs étaient toujours là, la production agricole survivait au milieu de cette profusion industrielle, et assurait encore au pays une certaine indépendance économique.
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Johan replongea dans son livre et n'en sortit plus jusqu'à l'arrivée.
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## Lille-Sud, salaire attractif, poste à responsabilité limitée
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Une fois sur place, Johan se dirigea vers l'exploitation minière où travaillait Claire. Il avait noté les instructions et les avait scrupuleusement mémorisée pour éviter de se perdre dans le dédale qu'était l'ancienne banlieue lilloise, plutôt que de faire appel à un conducteur privé, préférant économiser les quelques Euros qu'il lui restait en poche pour se payer une nuit et un repas à l'hôtel une fois son entretien passé.
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L'air était chargé d'odeurs de friture, de crasse et de ferraille, ainsi que d'une pointe d'acidité, due à l'ionisation légère mais constante de l'air provoquée par la quantité de centrales électriques clandestines qui permettaient d'alimenter les quartiers populaires. Ces odeurs, Johan en avait l'habitude, elles étaient les mêmes d'un quartier minier à un autre, seule l'odeur de friture changeait, selon que l'on était proche de la mer ou profondément dans les terres, ou selon l'huile que l'on produisait localement. Peu importait les ingrédients, la friture était présente partout autour des exploitations, c'était devenu le mode de cuisson favori pour rassasier rapidement les travailleurs de fond, et c'était accessible à tous.
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Johan était fébrile, pas tant à l'idée de trouver un nouveau travail qu'il pourrait assurer derrière un bureau, qu'à celle de retrouver son amie, qu'il n'avait pas eu l'occasion de revoir depuis des années. Même leur conversation par courrier électronique avait fini par s'étioler, et il s'était passé près de quatre mois avant qu'il reçoive un nouveau message de sa part, lui faisant part de cette opportunité.
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Peut-être auraient-ils même le temps d'échanger un repas après l'entretien, voire de passer la nuit ensemble, comme ils avaient l'habitude de le faire avant, et de discuter, des heures durant, jusqu'à ce que l'un des deux perde le fil de la conversation, entraîné par la fatigue.
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Un immense mur d'enceinte se dessinait à l'orée des derniers bâtiments qui le séparaient de l'exploitation minière. Bien qu'il fut maculé de traces laissées par divers projectiles —des impacts de légumes pourris, de graisses, mais aussi de pavés et même de véhicules utilisés comme bélier– on pouvait deviner l'aisance de ceux qui l'avaient fait construire, mélange d'architecture brutaliste et de la Renaissance. D'ordinaire, les exploitations minières étaient ceintes de grillages ou de murs de béton sans distinction particulière, mais les exploitants de la mine de Lille-Sud cherchaient à impressionner et affichaient ostensiblement leur fortune.
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Johan se mit à longer le mur comme le lui avait conseillé Claire, pour rejoindre le poste de sécurité qui marquait l'entrée, et ne put s'empêcher de remarquer à quel point le mur avait été dégradé, marqué par les nombreux assauts qu'il semblait avoir subi.
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Johan se présenta au poste de sécurité, où deux gardes en service, lourdement armés, vérifièrent ses accréditations, pendant que deux autres, à l'intérieur, profitaient de leur pause, l'un en soupant devant un écran qui émettaient un journal d'information continue, l'autre en ronflant sur une des couchettes crasseuses.
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Quelques secondes plus tard, le portail s'ouvrit, Johan commençait à franchir le seuil quand l'un des deux gardes l'attrapa par l'épaule.
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« La RH va venir vous chercher, patientez ici. »
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Johan acquiesça d'un mouvement de tête. Il ne s'attendait pas à un accueil agréable, c'était un autre point commun à toutes les missions qu'il avait effectuées. Le métier de garde de sécurité était ingrat, certes on était nourri, logé et blanchi, mais quand un accident survenait, ou que des décisions se répercutant sur le travail des salariés étaient prises, on était en première ligne pour encaisser la grogne, et il fallait être prêt à répondre par la violence. Quand on occupait ce poste depuis trop longtemps, on ne s'encombrait plus de mondanité.
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Tandis qu'il patientait, Johan contemplait la cour intérieure sur laquelle s'était ouvert le portail, impossible à voir quand on était de l'autre côté du mur. Une nature luxuriante, aménagée en jardin à la française, contrastait avec les rues sombres, poussiéreuses et poisseuses qu'il venait de traverser. Le chemin qui allait du portail à l'entrée de la mine était balisé, une barrière courait le long de chaque côté du pavage, et quelques poteaux avaient été plantés régulièrement, coiffés d'une caméra de sécurité. À mi-chemin, on pouvait distinguer une bifurcation qui menait à une immense bâtisse, une sorte de manoir aux allures romantiques, où se trouvaient à la fois les habitations des dirigeants de l'exploitation que les bureaux et postes de commandement.
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Johan en vit sortir une menue silhouette féminine et espérait reconnaître son amie, mais se renfrogna légèrement à mesure que la silhouette approchait et que ses détails se dessinaient. Ce n'était pas Claire, mais une dame d'âge mur, vêtue d'un tailleur élégant quoiqu'un peu terne, et au visage marqué par le temps, mais qui arborait encore une grande beauté malgré le passage des années. Ses yeux en particulier, de couleur perle d'eau, semblait transpercer la barrière du regard et lire directement dans les pensées des malheureux qui lui feraient face.
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« Monsieur Johan Legrand, quel plaisir de vous rencontrer. Je suis Madame Pruvost, Directrice des Ressources Humaines de cette exploitation, et c'est moi qui serai en charge de votre entretien. » |